Nous paraissons si démunis face aux choix stratégiques qu’il est parfois éclairant de lire les grands auteurs. La transition écologique en est un bon exemple.
Balzac nous aide à réfléchir. Peut-être vous souvenez-vous, dans Le père Goriot, de la manière dont s’y prend Bianchon, étudiant en médecine, pour ramener son ami Rastignac à la raison ? Celui-ci est la proie d’une tentation : faire fortune et conquérir ce Paris jouissif qui lui tend les bras mais… en jetant son honneur aux orties ! Devant le crime par lequel il lui faut passer, Rastignac a des scrupules dont il s’ouvre à Bianchon, qui l’écoute et le raisonne : « Moi, je suis heureux de la petite existence que je me créerai en province, où je succéderai tout bêtement à mon père. Les affections de l’homme se satisfont dans le plus petit cercle aussi pleinement que dans une immense circonférence. » Et, plus loin, il ajoute : « Notre bonheur, mon cher, tiendra toujours entre la plante de nos pieds et notre occiput. »
Bianchon fait mesurer à Rastignac le caractère extravagant de ses projets en lui rappelant ce qu’est notre condition humaine : potentiellement puissante mais qui ne saurait, sans risques, se passer de la raison. Belle leçon de maturité qui, pourrait-on dire, ramène Rastignac à hauteur d’homme.
Et si cet exemple nous offrait une clef pour réussir la transition écologique ? Devant le « tout technique » exclusif qui a prévalu pendant deux siècles et dont nous commençons de voir les aléas délirants, une autre partie de notre condition humaine doit impérativement reprendre la place qui lui a été insidieusement dérobée. Je veux parler de cette part de nous-mêmes qui tempère, qui met de la mesure en toute chose, qui veille à ne pas aller au-delà de ce que nous dicte le sens commun, qui cherche, quoi qu’il arrive, à nous maintenir dans le cours de la raison.
Ainsi, Bianchon pourrait nous dire : pendant deux siècles vous avez tout ignoré des méfaits du progrès technico-économique dont les extravagances sont aujourd’hui mises à nu. Non seulement ces méfaits ont produit de terribles menaces pour l’humanité mais en devenant les acteurs aveugles de cette machine marchande irrésistible, vous avez créé un monde déséquilibré, un monde fait de pensées et de liens terriblement appauvris. En vous éloignant des besoins de la vraie vie, n’avez-vous pas perdu la raison ? Le temps n’est-il pas venu de retrouver une partie de vos richesses humaines oubliées ?
Une autre vie ? Bianchon n’aurait pas tort car comme Rastignac face aux mille tentations parisiennes, nous sommes en surchauffe ! Et le pire est que nous continuons de penser que tout miser sur le progrès technique pour réparer nos extravagances techno-économiques représente la solution à nos malheurs.
Or une autre vie est possible, davantage faite d’équilibre et d’une plus juste mesure dans nos manières de vivre, une vie remplie de mille petits bonheurs humains délaissés : bonheurs manuels, bonheurs culturels et bonheurs relationnels.
En les nommant, ce qui frappe l’esprit est qu’ils sont fort utiles par les temps qui courent : savoir se nourrir en faisant son potager, savoir bâtir sa maison, savoir fabriquer ses vêtements ; savoir réfléchir et concevoir des idées, savoir rêver, créer de la beauté, savoir lire pour mieux comprendre et écrire pour mieux transmettre ; savoir approfondir ses liens avec les siens et les autres, savoir quitter pour un temps l’univers technique qui s’acharne à capter notre attention…
Dès lors, puisque nous commençons de comprendre que continuer « comme avant », en « avançant », en « changeant », en « nous adaptant »… creuse irrémédiablement notre tombe, sachons résister et ré-inclure dans nos réflexions d’autres formes de progrès humains, plus équilibrées et plus ancrées dans la vie.
Il ne s’agit pas d’un retour à l’âge de pierre mais plutôt de tenir compte de notre condition humaine dans son entièreté afin de réussir au mieux la transition écologique. En donnant un sens nouveau au progrès, le progrès technique lui-même, ainsi tempéré, s’en trouvera enrichi et plus utile.
Avec un atout majeur : cette partie de notre humanité possède des horizons infinis et son développement représente un coût carbone proche de zéro !
Yves Maire du Poset, le 16 novembre 2022