(Suite de l'entretien avec Alain Supiot...)
Cette vision contractualiste ne s'étend-elle pas aussi à la vision de la vie, de la famille ?
Bien sûr. En son temps, Laurence Parisot, alors présidente du Medef, donnait l'exemple de la précarisation du lien conjugal pour justifier celle du contrat de travail ! Dans une vision marchande de la société, il n'y a que des particules contractantes mues par leurs calculs d'utilité, qu'il s'agisse de «marché du travail», de «marché électoral», de «marché des idées» ou de «marché matrimonial».
Dès 1932, Ernst Jünger annonçait que l'un des idéaux d'un monde qui vise à transformer ainsi toutes les relations possibles en relations contractuelles résiliables serait «atteint avec beaucoup de logique lorsque l'individu peut même résilier son caractère sexuel, le déterminer ou le changer, par une simple inscription sur le registre de l'état civil». La déconstruction de l'état civil et de l'état professionnel des personnes sont les deux faces d'une même dynamique du capitalisme.
Comment réconcilier les élites et les gens ordinaires ?
En faisant vivre les deux composantes, économique et politique, de la démocratie ! Il faudrait ramener les plus riches sur terre, en suivant les sages conseils de Montesquieu de réduction d'inégalités économiques redevenues extravagantes. Il faudrait aussi donner à tous ceux qui travaillent les moyens de peser sur ce qu'ils font et la manière dont ils le font. Les personnels de santé sont mieux placés pour penser l'organisation de l'hôpital que les cabinets conseils payés à prix d'or pour leur expliquer comment travailler. Il y a une forte demande en ce sens chez de nombreux jeunes qui ne rêvent pas d'être milliardaires, mais de faire œuvre utile. Frances Haugen, cadre supérieure chez Facebook, a illustré cette aspiration, en choisissant d'alerter sur des algorithmes nocifs pour la santé mentale plutôt que d'y poursuivre une carrière rémunératrice.
Pour réconcilier les classes dirigeantes et les gens ordinaires, il faudrait aussi restaurer le débat politique, que le néolibéralisme dégrade en exercice de communication ou de propagande auprès de peuples présumés ignorant les principes d'une saine gestion technique. Cette conception est l'avatar contemporain de l'idée léniniste d'une avant-garde éclairée guidant les masses inconscientes des lois de l'histoire et de l'économie. Déjà Renan défendait «la légitime ambition de gouverner scientifiquement la société» et Engels annonçait le remplacement du gouvernement des hommes par l'administration des choses.
Mais sous un tel «gouvernement scientifique», la fonction politique disparaît ; ce qui reste, c'est la pédagogie et les punitions: vous êtes face à des ignares, donc il faut leur expliquer comment ça marche et mettre au pas les fortes têtes. La difficulté est que les gens ordinaires constatent tous les jours que cette avant-garde s'est trompée sur tout depuis 40 ans: sur les bienfaits supposés de la déréglementation financière, sur la convergence économique européenne promise dans la zone euro, sur la réorganisation de l'économie en chaînes internationales de production aussi fragiles que polluantes, sur l'assimilation des États à des entreprises, appelées à cultiver leur «avantage comparatif» plutôt que d'assurer à leur jeunesse les moyens de vivre décemment de leur travail sans être contraint à l'émigration...
Avec un tel bilan, il est difficile de convaincre les gens ! On cherche donc à les dresser à obéir sans se poser de questions. Tel fut en URSS l'objet de la «justice en blouse blanche», qui voyait en tout esprit critique un esprit malade à soigner ; et tel est aujourd'hui l'objet de l'économie comportementale, promue depuis 2015 par la Banque Mondiale dans un rapport dont je ne sais si on doit en rire ou en pleurer. Il commence par célébrer les dernières découvertes (il est vrai sensationnelles !) de la science économique : les êtres humains ne sont pas toujours rationnels ! Ils ont des habitudes, une histoire, une culture !
Tout cela représente une «taxe cognitive», qui empêche les pauvres de bien calculer leur intérêt. Heureusement l'économie comportementale est là pour les soulager de cette taxe et les amener en douceur à se conformer aux attentes du système (sans mettre bien sûr en question la justice de ce système…). On ne va pas rendre la vaccination obligatoire pour les personnes à risques, mais on va les emm…, leur « pourrir la vie », si elles ne se vaccinent pas. D'où l'attirail comportementaliste aujourd'hui en vogue, avec les «nudges» au niveau individuel, la « compliance » dans les entreprises, les « mécanismes automatiques » de la gouvernance de la zone euro, sans parler du «crédit social» à la chinoise, réalisation la plus grandiose de ce nouveau régime normatif. Le formalisme juridique, qui fixe des cadres dans lesquels vous exercez votre liberté, est incompatible avec cette «gouvernance scientifique» qui traite les humains comme des êtres programmables, ce qu'ils ne sont pas et ne seront jamais.
En exergue de votre nouvel essai, La Justice au travail, on peut lire cette phrase: «La justice sociale n'est pas un supplément d'âme pour les idéalistes au bon cœur, mais un gage de stabilité pour des politiques réalistes». Vous soulignez que l'histoire nous enseigne que l'injustice, lorsqu'elle dépasse certaines bornes, engendre inévitablement la violence et menace la paix. Allons-nous vers une forte instabilité politique et sociale faute de justice ? Doit-on s'attendre à de nouveaux mouvements du type Gilets jaunes ?
Le Droit n'est pas une science exacte, mais son étude autorise certaines prévisions. Il est ainsi prévisible qu'un ordre juridique dont la norme fondamentale est la mise en compétition de tous contre tous conduise au creusement des inégalités et à la fragmentation de la société en tribus régies par des liens d'allégeance des faibles aux forts. Et l'histoire montre qu'un pouvoir qui laisse ainsi prospérer durablement trop d'injustices s'expose inévitablement à la violence. Dans un premier temps les gens peuvent se résigner : si on vous traite comme un ordinateur, vous faites le job, même s'il est absurde, et puis c'est la dépression nerveuse, ou bien le je-m'en-foutisme ou la triche.
Comme jadis dans les usines soviétiques, les ingénieurs Volkswagen sont parvenus à trouver des trucs pour donner l'illusion d'avoir atteint des objectifs en réalité inatteignables. Mais il y a des moments où ça bascule dans la révolte. Le juriste Francis Bacon, qui fut aussi l'un des pères des sciences expérimentales, a donné en 1625 une explication imagée de ce risque dans le chapitre de ses Essais de morale et de politique consacré aux « troubles et séditions » : l'argent, explique-t-il, est comme le fumier, utile lorsqu'on veille à le répandre ; mais si on le laisse s'entasser entre les mains de quelques-uns, il empeste et la révolte gronde ! La difficulté est qu'il n'existe pas de définition scientifique de la justice. Croire le contraire est la marque des pensées totalitaires selon lesquelles la lutte des classes, la lutte des races, ou la concurrence pure et parfaite seraient automatiquement productrices de justice.
La force des démocraties confrontées à la montée des totalitarismes a été d'inventer des dispositifs qui font de la justice sociale le produit de remises en cause permanentes. Au plan politique par la tenue régulière d'élections qui tranchent le débat entre une majorité et des oppositions. Et au plan économique avec les libertés collectives instituées par l'État social : liberté syndicale, droit de grève, négociation collective ; représentation des salariés dans l'entreprise, qui font des antagonismes sociaux le moteur d'une transformation permanente du Droit. Mais cette démocratie politique et économique s'exerçant dans des cadres juridiques nationaux a été anesthésiée par l'ouverture des frontières et la libre circulation des capitaux, qui assujettissent le pouvoir politique à un pouvoir économique échappant à toute contestation syndicale. D'où des mouvements de révolte anomique, du type «gilets jaunes».