Dans ce vieux débat opposant l’expert et le généraliste, l’actualité confirme que le premier est bien le roi du monde. Mais est-ce une bonne chose ? N’y a-t-il pas là une piste pour comprendre nos errements et, qui sait, pour sortir de nos échecs ?
Le lendemain du 13 novembre, tous les medias ont agi de la même façon. Les experts ont été convoqués pour expliquer la situation : le militaire, le juge, le policier spécialiste de la traque des terroristes, l’islamologue, le psychologue, l’historien… Tous ont cherché à éclairer l’événement à partir de leur expertise. Les généralistes, absents dans un premier temps, se sont contentés d’endosser le point de vue de l’un ou l’autre de ces experts sans y apporter leur patte. De telle sorte que, dans cette cacophonie de spécialistes, le lecteur ou l’auditeur qui cherchait simplement à mieux comprendre, fut plus désemparé que jamais…*
La loupe ou la longue-vue ? Cette suprématie de l’expert sur le généraliste est devenue un trait majeur de nos sociétés : pour comprendre, quel que soit le domaine, dans la vie personnelle, publique ou professionnelle, nous nous en remettons désormais à l’avis de l’expert. Pas question bien évidemment de remettre son travail en cause. Celui-ci est prépondérant et aucun progrès ne se ferait sans lui. Avec sa loupe, il approfondit, il précise et découvre parfois de nouveaux horizons. Cependant, « scotché » sur son domaine, il a tendance à rétrécir son angle de vue et à s’isoler. Or nous-mêmes, en suivant son œil fixé sur la partie au détriment de l’ensemble, nous nous coupons de l’essentiel qui permet justement de comprendre.
Car cet essentiel est dans l’assemblage de ces expertises ainsi que dans la synthèse que l’on peut en faire. C’est cela le travail du généraliste : utiliser le travail des « fortiches » de la loupe mais à la fin, embrasser le tout en utilisant sa longue-vue. Par la culture générale humaine qui anime ce généraliste, par son expérience, il dispose de ce recul sur l’événement. Il peut être séduit par l’intelligence et la beauté de toutes les expertises mais il sait choisir entre toutes avec bon sens. En ramenant les choses à leur juste valeur, il sait produire une vision intégrant passé, présent et avenir. La force de ce généraliste est donc bien de savoir résister aux excès des experts et d’être ainsi capable de penser par lui-même ! L’un a besoin de l’autre et vice-versa mais c’est au généraliste, muni de sa longue-vue, qu’il revient de décider.
Retrouver l’équilibre… Mais alors, pourquoi aujourd’hui, face à tout problème, cherchons-nous toujours le recours à des angles de vue qui n’éclairent qu’une partie des réalités ? A quelle faiblesse correspond cette propension humaine à se satisfaire du seul point de vue de l’expert ? N’y a-t-il pas là quelque facilité à accepter benoîtement la réponse du premier savant quand nous savons bien qu’en écoutant le second puis le troisième sur d’autres sujets, nous n’en sortirons que plus éloigné de cette compréhension générale à laquelle nous aspirons ? Pourquoi faisons-nous fi systématiquement de ce bon sens qui, paraît-il, est « la chose du monde la mieux partagée »… ?
Ceux qui ont eu affaire au monde médical le savent bien : quand il s’agit de faire le tri entre les avis des spécialistes de tous ordres puis de dessiner le chemin de la guérison avec recul et sérénité, rien ne remplace un généraliste compétent. Sinon, c’est à un risque d’aveuglement dangereux que nous nous exposons. Sachons le dire : il y a dans cette expertise que la modernité favorise à tout prix, non un élan à freiner mais plutôt un équilibre à retrouver qui profitera à tous, y compris à l’expert concentré sur sa loupe... Equilibre que nous n’obtiendrons qu’avec un recours d’égale importance à cette culture générale laissée sur le bord de la route ces dernières années.
Deux exemples édifiants sur nos errements et nos échecs. Ce constat de la surpuissance de l’un sur l’autre ne sort pourtant pas d’un chapeau. C’est nous-mêmes qui l’avons organisée : dans la vie familiale censée construire les fondations de l’éducation humaine, dans la vie scolaire censée apporter l’instruction dont chacun a besoin, dans la vie professionnelle enfin censée ouvrir le vaste champ de l’enracinement social et donner à chacun les moyens de vivre. A chaque étape, les experts ont pris le pouvoir.
A l’école, par exemple, n’incite-t-on pas chaque élève à déterminer au plus tôt sa voie d’avenir professionnel comme devant être son expertise future ? Or l’ayant privé dans le même temps de cette culture générale fondamentale qui pouvait, une fois arrivé à l’âge adulte, lui permettre de trouver avec justesse sa voie, n’avons-nous pas mis, dès l’école, la charrue avant les bœufs ? De même, quand nous immergeons désormais l’élève dans le monde numérique sans l’avoir équipé au préalable de la maîtrise de la langue, croyons-nous vraiment qu’il saura s’exprimer, dialoguer savamment sur ce sujet et être, un jour, en capacité de le dominer ?
Dans l’entreprise, la dérive est la même : après avoir forcé sur la spécialisation technique et ainsi asséché le relationnel, nous avons éprouvé le besoin de respirer avec plus de transversalité. Nous avons donc lancé la mode des projets tous azimuts, nous avons aussi opté pour le management matriciel et puis…, dans cet océan de désorganisation et de réorganisation, dans ce mélange cacophonique d’expertises figées chacune dans leur silo, nous avons pensé qu’il fallait reprendre la main sur nos ressources humaines. Alors arriva le fantasme d’une nouvelle loupe : décrypter chaque emploi sous l’angle des compétences et identifier l’employabilité des salariés. Folle illusion d’experts croyant de la sorte faciliter la relation et la mobilité dans l’entreprise ! Alors qu’on sait par expérience que la compétence n’est que l’un des ingrédients de la réussite professionnelle et que cette employabilité n’est jamais aussi forte que lorsque la personne concernée possède avant tout un vrai socle de culture générale.
Modernité tragique ou modernité heureuse ? Il nous faut décidément reconnaître que, face à l’évolution technologique incroyable que nous avons connue ces trente dernières années, nous nous sommes trompés. Nous aurions dû, parallèlement, injecter du culturel et du relationnel dans toutes les institutions. Mais nous avons fait l’inverse avec le résultat affligeant que nous connaissons. C’est la raison pour laquelle la modernité heureuse n’a qu’un seul chemin, celui du rééquilibre : dans toutes les institutions, il nous faut reconstruire au plus tôt ce socle de culture générale, si vital !
Yves Maire du Poset
* Responsables les medias ? Certes, mais nous aussi ! Après tout, rien ne nous oblige à regarder ces émissions-débat quotidiennes qui endorment les paresseux que nous sommes au lieu de les réveiller…